Laurent Louyet est le CEO du Groupe Louyet, parti fin des années 1950 du garage de son grand-père, à Charleroi, et devenu aujourd’hui un acteur majeur du secteur automobile en Belgique. En fait, depuis qu’il a pris les rênes de l’entreprise familiale. Comment s’y est-il pris ? Avec quelles perspectives, vu les turbulences du secteur ? Entretien.
Au début, il y a Léon Louyet. Coureur cycliste professionnel, vainqueur notamment du Tour de Belgique 1932, de deux étapes du Tour de France 1933 (qu’il termine 32e) et d’une étape de Paris-Nice 1936. Quand il arrête sa carrière, en 1946, il vend des vélos de sa propre marque – Louyet, donc – à Charleroi, où il s’est établi depuis longtemps. En 1959, il se lance dans les voitures, entre autres des BMW dont il est l’un des premiers vendeurs en Belgique. Sa concession, rue de Mons, s’appelle sobrement Garage Louyet. Léon meurt en 1973 et c’est son épouse, Emma, qui reprend le flambeau avant de le céder, en 1980, à son fils : Léon, lui aussi.
C’est avec lui que l’expansion commence : en 1983 d’abord, avec une deuxième concession, juste en face, une offre d’autos d’occasion et des ateliers mécaniques et carrosserie plus vastes, puis en 2001, avec la distribution des Mini, en 2007, avec l’ouverture d’une enseigne à Sambreville, et en 2010, avec la modernisation du site carolo.
Et puis débarque la troisième génération, en 2013. Laurent Louyet, petit-fils de Léon le cycliste devenu concessionnaire BMW, et fils de Léon l’héritier ayant développé pas mal l’affaire, devient le grand patron. Il a alors 31 ans et baigne depuis son enfance dans deux des marques de fabrique familiales : la vente de bagnoles et le prénom des enfants qui commence par « l » (son fils s’appelle d’ailleurs Louis et sa fille Lola), ce qui explique le sigle – LL – d’une entreprise passée, en onze ans, une entreprise détenant trois concessions et deux marques à un joli petit empire : 30 sites, en Wallonie, à Bruxelles, en Flandre et (depuis octobre) au Grand-Duché du Luxembourg ; 11 marques de voitures, motos et vélos, de luxe ou haut de gamme ; une filière de véhicules d’occasion ; une société de location de voiture ; des divisions carrosseries ; 850 employé(e)s et un chiffre d’affaire de 730 millions d’euros. Entretien avec celui qui le dirige.
Comment se décide, il y a onze ans, votre arrivée à la direction de l’entreprise familiale ?
Mon père estimait que j’étais prêt. Il avait 57 ans et j’étais entré dans l’entreprise en 2002, donc depuis une dizaine d’années durant lesquelles j’étais passé par tous les départements, avant de devenir sales manager puis directeur de site. Lui était très content de la situation telle qu’elle était et moi je poussais pour qu’on grandisse et qu’on crée du multi-sites. En fait, j’ai toujours su, depuis mes 10-11 ans, ce que je voulais faire : tous mes congés scolaires, je les passais là-bas, après l’école, j’allais là-bas. C’était vraiment ma vie, et ça l’est toujours. Après mes études, classiques, j’ai passé ma gestion et j’ai fait une année de marketing, à l’IESN, à Namur. Je n’y ai même pas passé mes examens : j’ai demandé à mon père de travailler, tout de suite, à plein temps, dans l’entreprise. Il a accepté, à une condition : que je fasse toutes les formations : management, leadership, commercial… Ce que j’ai fait, occupant tous les rôles dans la concession. Bref, j’ai plus appris sur le terrain qu’à l’école.
Dès votre entrée en fonction, l’expansion démarre : au moins une reprise de concession par an et l’arrivée à Bruxelles et en Flandre. C’était votre objectif : grandir, et si vite ?
La Flandre, c’était capital pour diversifier la clientèle. Bruxelles, c’était une reprise très importante, parce qu’elle appartenait à l’importateur, que c’était les premiers contacts avec les syndicats, c’était un gros morceau. Grandir, c’était devenu possible parce qu’il y avait une base solide. Et je voulais tout faire pour créer notre propre groupe, step by step, au lieu d’être racheté par un autre groupe – ce qui se serait passé, j’en suis persuadé.
Grandir aussi fort en dix ans, c’était la stratégie ?
Ma première ambition, c’était de devenir un acteur important du secteur automobile, ça c’est certain. Je voulais diversifier les activités, ce qui a été fait également. C’était mes priorités, avant de s’ouvrir à l’international, ce qui est le cas depuis cet automne avec les concessions reprises au Grand-Duché du Luxembourg et les 200 personnes qui y travaillent. Ça, c’est vraiment un tournant pour le groupe, parce que, outre qu’il s’implante pour la première fois hors de la Belgique, il s’ouvre encore à d’autres marques que BMW et Mini : Jaguar, Land Rover, Aston Martin et Lotus, qui s’ajoutent à McLaren, Rolls Royce et Pininfarina, acquis en 2021. Cette opération-là coche toutes les cases de nos ambitions : continuer dans les marques premium et de luxe anglaises, grandir à l’étranger et reprendre des activités qui ont déjà un certain poids. Maintenant, honnêtement, il n’y avait pas d’échéance précise fixée. C’était plutôt y parvenir « dans un futur proche ». Mais, surtout, je voulais maîtriser la croissance : ça veut dire parfois ralentir, pour pouvoir créer une structure qui permet de grandir encore. Maintenant, au point de vue opérationnel, on peut encore grandir, parce qu’on a une structure qui offre des services à toutes les concessions : un département finance, un département RH, etc. Cette structure offrira les mêmes services aux futures nouvelles concessions, en étant renforcées au besoin mais en n’ayant pas à être inventées.
Comment s’adapte-t-on, mentalement, au passage si rapide d’une direction de trois sites et une soixantaine de membres du personnel à la direction de trente sites et 850 membres du personnel ?
En observant bien le marché. Il a fort changé ces dix dernières années. Détenir deux ou trois sites, c’était tout à fait normal. Mais maintenant, c’est une exception. Et puis, il y a quand même des groupes européens qui sont beaucoup, beaucoup plus grands que nous. On est donc dans un marché où il y a une concentration. Par ailleurs, cette société, c’est une grosse partie de ma vie, depuis longtemps, et j’y travaille vraiment beaucoup. Et puis surtout, j’ai réussi à bien m’entourer : par les bonnes personnes aux bonnes places. Je fais aussi très attention à nos équipes, pour qu’elles se sentent bien et elles me le rendent très bien. Donc c’est vraiment un travail d’équipe qui me permet de continuer à faire grandir et de stabiliser la société. Maintenant, il faut garder la tête sur les épaules. On ne sait pas ce qui peut se passer demain.
« Toutes ces crises nous aident : elles rappellent que tout peut arriver »
Ce qui est étonnant, c’est que votre expansion coïncide avec une période très difficile pour le secteur auto : on y a eu des crises économiques, des crises financières, une crise sanitaire, on a la crise climatique et énergétique…
Ce qui ne tue pas nous rend plus fort. Toutes ces crises nous aident : elles rappellent que tout peut arriver. Et puis, je crois qu’on a une plus grande réactivité que les autres groupes. On s’adapte très vite au marché. En fait, depuis toutes ces années, on analyse ce qui représente pour nous des risques et des menaces. Nos forces, on les connaît, il faut donc surtout faire attention aux faiblesses et aux menaces. Or, c’est clair qu’on est dans un marché incertain : si, demain, la voiture de fonction est amenée à disparaître, ça aura un impact évident sur notre position. C’est pour ça qu’on veut se diversifier un maximum : on a nos points de vente BMW et Mini, notre core business, donc des véhicules hybrides ou 100 % électriques ; avec Jaguar et Land Rover, on a un potentiel hors marché des voitures de société ; avec le Luxembourg, un autre marché encore ; avec Rolls Royce, McLaren, Pininfarina, c’est le secteur luxe, qui est un autre segment, normalement non lié à des décisions politiques et qui fonctionne très très bien même en période de crises ; on a tout le département d’occasion, pour les clients particuliers ; on investit énormément dans les deux roues : on a trois points de vente vélos, notamment électriques, pour devenir plutôt un partenaire de mobilité qu’uniquement vendeur de voitures ; on a par ailleurs une division cocoon pour la préparation de la voiture, le nettoyage, tout ce qui touche à l’esthétique des véhicules ; on a encore neuf carrosseries, dont les utilisateurs auront toujours besoin, que leur voiture soit neuve ou d’occasion, électrique ou non et même si leur nombre diminue ; on a une société de location, parce que le besoin de propriété de voiture diminue, chez la jeune génération notamment ; et on a notre holding, où septante personnes travaillent à offrir des services à nos concessions, mais on pourrait imaginer qu’elles les offrent à d’autres concessions que les nôtres. On constitue donc le spectre le plus large possible pour pouvoir réagir si le marché venait à changer. Si celui de l’usage particulier de la voiture disparaît – je suis convaincu du contraire, à court terme et en Europe, parce qu’il n’y a pas d’alternative –, ce serait autre chose, parce qu’on ne vend pas de bus. Sinon, on est sur tous les segments, Parce que la boule de cristal, personne ne l’a. On nous dit qu’en 2035 on ne pourra plus rentrer à Bruxelles avec une voiture thermique, or on a une concession en plein centre de la capitale, avec 100 collaborateurs qui y travaillent : si ça passe, ça va poser un souci, c’est certain. Mais on doit être prêt pour ne pas avoir à fermer parce qu’on n’aurait pas prévu d’échappatoire. Il faut des plans B en permanence. Ça, c’est surtout la crise sanitaire qui me l’a enseigné, parce qu’on a bien vu que l’impossible n’existait pas. Et puis, c’est très bien d’employer près de 900 personnes mais ça veut dire qu’on a aussi la responsabilité de 900 familles.
Que vous inspire le dossier, douloureux, Audi Forest, même s’il se déroule sur un autre terrain – la production de voitures – que le vôtre ?
C’est très triste mais ça reflète l’évolution du marché. Il change très rapidement et c’est très compliqué pour les marques de s’y adapter aussi rapidement, stratégiquement parlant. Ça illustre qu’on est dans un secteur instable, avec une concurrence de plus en plus forte des marques chinoises. Il faut en être conscient.
Vous êtes carolo, le groupe est né à Charleroi, il est toujours implanté dans le Hainaut, province particulièrement touchée par le chômage et avec un PIB très bas. Votre success-story n’en est que plus emblématique, à vos yeux ?
Ça m’a renforcé. Si on a pu faire tout ce qu’on a fait, c’est parce qu’on avait une base solide, développée principalement par mon père, dans le Hainaut. On y a toujours fait du très bon boulot et ça reste une région très importante pour nous, tant en termes de cœur que de business : on peut vraiment y faire des affaires. Et à Charleroi, en particulier. Qui est pour nous un très gros marché, qui se porte très bien. Je crois qu’une de nos forces, c’est que beaucoup de gens y croient moins, ne s’y concentrent pas autant que nous. Moi j’y crois, énormément. On y manque de grosses entreprises, mais il y un grand nombre de PME. Les chiffres socio-économiques sont là, et les problèmes de sécurité, de propreté, etc, mais il y a un gros potentiel. On peut réellement y investir.
Les prochains objectifs ?
Le premier, c’est stabiliser : être certain que la reprise du groupe luxembourgeois a été bien faite et qu’on sache la gérer d’un point de vue humain. S’il y a d’autres reprises, ce sera comme on a toujours opéré : il faut qu’elles aient du sens, qu’elles soient cohérentes par rapport à nos activités et notre philosophie. Mais ce ne sera plus de grandes enseignes. On va écouter le marché et c’est évident que plus on grandit plus on reçoit des dossiers : mais avant d’analyser les chiffres, on analyse le sens que ça peut avoir pour nous. Et puis, c’est fondamental pour moi, on veut garder l’esprit familial de l’entreprise. Où chacun(e) se sent bien et ressent de la fierté à y travailler.