Dès juin 2026, les employeurs devront prendre des mesures en cas de différence salariale homme/femme de plus de 5%. Pour Sabrina Bodson, Employment Counsel chez Baker McKenzie, ils doivent rapidement identifier les écarts de rémunération dans leur organisation, sous peine de sanctions.
La Directive sur la transparence des rémunérations, qui devra être transposée en droit national au plus tard le 7 juin 2026, vise à lutter contre la discrimination en matière de rémunération et à contribuer à combler l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’UE.
Le texte s’applique à tous les employeurs des secteurs public et privé, aux salariés – à temps plein, à temps partiel, avec un contrat à durée déterminée ou employés par une société d’intérim – ainsi qu’aux candidats à l’emploi.
Les entreprises de l’UE seront tenues de partager des informations concernant les salaires, et de prendre des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5 %.
La directive prévoit des dispositions sur l’indemnisation des victimes de discrimination salariale ainsi que des sanctions et des amendes pour les employeurs qui enfreignent les règles.
Sabrina Bodson – avocate aux barreaux de Luxembourg et de New York, et Employment Counsel at Baker McKenzie – revient sur la Directive et explique pourquoi les employeurs doivent traiter leurs écarts salariaux dès maintenant.
Sabrina Bodson, où en est-on au Luxembourg dans la mise en place de la Directive ?
Au niveau étatique à ma connaissance, nous ne sommes encore nulle part. Je pense que de nombreux employeurs y voient encore et avant tout un exercice supplémentaire de mise en conformité, bien qu’une prise de conscience émerge lentement sur la singularité de cette nouvelle règlementation.
Ils n’ont donc pas encore tout à fait conscience de l’impact de cette Directive. Pourtant, elle impose un véritable changement de paradigme et de culture ; dans la mesure où les employeurs – dépendant de leur nombre de salariés – devront publier officiellement et ouvertement des données sur les salaires, données qui historiquement étaient gardées secrètes.
Si ces données révèlent un écart de rémunération important entre les hommes et les femmes, cela aura évidemment des impacts assez conséquents pour eux, tant du point de vue légal et réputationnel, qu’en termes de gestion de personnel et même budgétaire. Il ne s’agit donc pas d’un simple exercice de conformité consistant à simplement cocher des cases, comme il peut parfois y en avoir.
Dans le cadre de fusions-acquisitions par exemple, ces questions nouvelles devront faire partie de la due diligence, un écart de rémunération homme/femme pouvant s’avérer relativement couteux à rectifier et exposer à des risques de contentieux. À grande échelle, cela peut aussi avoir un impact sur la valeur d’une société et donc potentiellement sur sa valeur de rachat.
« Je pense que les employeurs n’ont pas encore pris véritablement conscience de ces inégalités-là. »
La Directive aura aussi un impact sociétal certainement plus profond que simplement business.
La question de l’écart salarial hommes-femmes est en réalité très ancienne et est notamment liée à la place de la femme dans la société.
Historiquement, la tradition familiale voulait que la femme soit à la maison à s’occuper des enfants. Le rôle de la femme a progressivement évolué, même si aujourd’hui encore, la charge familiale revient très souvent à la femme.
Plus les enfants sont nombreux et plus la situation de la femme sur le marché du travail devient précaire et désavantageuse, avec des conséquences à long terme sur les montants de la pension et un appauvrissement en cas de séparation avec le conjoint.
Ainsi, même si le premier principe de « travail égal = salaire égal » remonte à 1957 avec le Traité de Rome, en 2025 (69 ans après) les écarts de rémunération restent encore très significatifs. Avec la directive, l’intention est très claire : le rôle de la femme dans la société n’est plus le même et il est largement temps de mettre fin aux inégalités.
Au Luxembourg, on se targue d’avoir un « gender pay gap » négatif où en théorie les femmes gagneraient plus que le hommes. Une analyse au niveau des salaires les plus élevés, fait ressortir une différence de salaire de 27% en faveur des hommes, loin donc du contexte d’égalité salariale. Et je pense que les employeurs n’ont pas encore pris véritablement conscience de ces inégalités-là.
Beaucoup de femmes occupent des hautes responsabilités RH dans les entreprises, ont accès aux données salariales et sont donc au courant de ces écarts. Pourquoi n’ont-elles rien fait pour rétablir cette parité ?
L’exercice est relativement subtil et tournera beaucoup autour de la question de savoir quand il y a travail identique, et surtout, quand il y a travail de valeur égale. Par ailleurs, le pouvoir de déterminer les enveloppes de rémunération émane avant tout du conseil d’administration de l’entreprise.
Parfois, les salaires sont déterminés depuis l’étranger, au niveau du groupe et non localement. J’aimerais bien rejoindre le constat que les RH exercent une influence significative en matière de détermination des salaires ; mais malheureusement ce n’est pas toujours le cas.
D’autant qu’en réalité, la manière dont la rémunération est décidée n’est pas toujours claire. Avec cette nouvelle directive, les entreprises qui n’en seraient pas encore conscientes vont vite s’en apercevoir : le rôle du RH prend une dimension encore plus grande qu’avant. Notons qu’il a déjà évolué depuis la crise du covid.
Concrètement, qu’impose donc la Directive aux entreprises ?
Bon nombre d’entre elles, au moins parmi les grands groupes, devront dans un premier temps collecter et traiter leurs données salariales ; puis identifier les raisons des éventuels écarts homme/femme pour un même travail ou un travail de valeur égale.
Pourquoi existe-t ‘il un écart salarial ? Comment la rémunération avait-elle été décidée ? Pourquoi une augmentation ou un bonus chez l’un et pas chez l’autre ? Il s’agit là d’un exercice fastidieux, qui commence par les questions clés à résoudre : les positions sont-elles égales ou de valeur égale ?
Ce processus d’audit est rendu obligatoire, avec des obligations de transparence élevées, et de communications d’information aux autorités compétentes, ainsi qu’aux représentants du personnel et aux salariés.
Il est de l’intérêt des employeurs de commencer cet audit dès maintenant. Car le temps de rassembler ces informations, de les traiter, de les classer (par métiers, catégories de personnels…), puis d’identifier et d’analyser ces différences salariales, l’exercice est colossal.
Au sein de leur entreprise, les salariés sont-ils vraiment conscients des différences de rémunération à travail et position identiques ou de même valeur ? Je n’en suis pas sûre. Car la rémunération reste encore une affaire de négociation individuelle.
Cette transparence accrue, et c’est tout l’objectif de la Directive, permettra ainsi de comparer les salaires des employés et de procéder lorsque cela s’avère nécessaire, à un rééquilibrage dans le écarts homme/femme.
« Au Luxembourg, une analyse au niveau des salaires les plus élevés fait ressortir une différence de 27% en faveur des hommes. »
La Directive propose-t-elle des outils et des pratiques pour identifier ces écarts salariaux et y remédier?
La Directive n’aborde pas du tout ces niveaux de détail. Et c’est là toute la difficulté de l’exercice. Le texte explique simplement qu’on peut appliquer des différences de traitement sur base de critères objectifs uniquement. Ces critères peuvent être pris en compte pour la détermination et la progression des rémunérations.
La balle est en partie renvoyée à l’État, censé prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que des « outils ou des méthodes analytiques soient disponibles et facilement accessibles pour soutenir et guider l’évaluation et la comparaison de la valeur du travail ». À ce stade toutefois, il y a encore un très grand flou.
Mais si le texte laisse encore beaucoup de questions sans réponse, il impose explicitement une obligation de résultat et aucun employeur n’est conseillé d’attendre avant de prendre ce dossier en mains, au risque de devoir discuter et régler ces questions lorsque le problème est devenu apparent. Dans un premier temps, on peut ainsi s’attendre à un ajustement vers le haut des salaires concernés.
L’exercice clé consistera aussi à définir les rôles au sein de l’organisation. Les entreprises devront donc bien préciser ce qu’est un travail similaire ou identique, et surtout ce qu’est un travail à valeur égale. L’enjeu sera donc la fixation de catégories, qui est comparé à quoi et comment. La directive étant relativement imprécise, il existe une certaine flexibilité à cet égard. Un juste équilibre sera peut-être trouvé en fixant adéquatement des catégories et en procédant à un minimum de nivellement de certains salaires vers le haut.
Quel sera l’impact de la Directive sur les évaluations semestrielles et annuelles des salariés ?
Avec la Directive en effet, on touche aussi à l’évaluation de la performance, de l’expérience… Car la meilleure manière pour un employeur de justifier une différence de traitement, c’est de montrer qu’il y a eu une différence dans les performances.
Beaucoup de managers pratiquent encore des évaluations de pure convenance, ou bien prennent encore l’exercice à la légère. Et faute de temps bien souvent, ces évaluations sont effectuées à la va-vite. Ou bien les managers n’osent pas toujours aborder l’amélioration des performances de manière ouverte et constructive. Une évaluation des performances précise et cohérente sera plus que jamais importante.
Et côté salariés : comment les syndicats et la Chambre des Salariés se préparent-ils ? Interviendront-ils dans la comparaison de la valeur du travail ?
Tout ce qui a trait à une meilleure protection des salariés est évidemment le bienvenu pour les partenaires sociaux. Le code du travail impose déjà certaines obligations sur ces questions : les délégations comptent déjà un délégué à l’égalité. Les entreprises doivent déjà fournir à la délégation des statistiques semestrielles sur les rémunérations ventilées par sexe.
De même, pour les sociétés de plus de 150 salariés, une règle précise que les critères généraux d’évaluation de performance sont décidés ensemble avec la délégation du personnel.
Il y aura donc forcément une implication accrue des représentants du personnel, qui interviendront de manière plus active, comme le prévoit la Directive précisément.
La directive impose également aux grandes entreprises une obligation de communication publique : sous quelle forme sera-t-elle effectuée ?
Les organisations de 100 à 149 salariés devront publier leurs chiffres tous les trois ans à partir du 7 juin 2031, sur base des données de l’année précédente (donc de 2030). Entre150 et 249 salariés, l’obligation de publication aura lieu tous les trois ans à partir du 7 juin 2027, sur base des chiffres de l’année précédente.
Pour les groupes de plus de 250 salariés, la publication est annuelle à partir du 7 juin 2027, sur base des chiffres de l’année précédente également.
Les plus grandes structures sont ainsi presque immédiatement impactées. Il est donc pour elles urgent d’effectuer cet exercice d’audit, d’en analyser les résultats et de rectifier le cas échéant ce qui doit l’être.
La Directive précise que « la communication est adressée à l’autorité nationale compétente ». Quelle sera cette instance ?
Cette obligation de communiquer à cet organisme de suivi les données sur les rémunérations s’adresse aux entreprises de plus de 100 salariés. Conformément à la Directive, chaque pays devra mettre en place ou bien donnera alors des compétences additionnelles à un organisme déjà existant en matière de suivi de rémunération. Celui-ci sera chargé de rassembler cette information et de la publier. Au Luxembourg, une autorité indépendante unique n’a pas à ma connaissance encore été désignée.
Auparavant l’employé devait prouver qu’il était victime de discrimination salariale. La charge de la preuve reviendra désormais à l’employeur. C’est là un changement important ?
C’est une très, très grande nouveauté. Actuellement, il est encore très difficile pour la salariée d’accéder aux informations sur les salaires, et donc de prouver qu’elle est moins payée que ses collègues masculins à travail égal. L’objectif de la Directive est donc ici d’augmenter la transparence, pour que les salariées aient accès à l’information et puissent ensuite agir en justice plus facilement. Car jusqu’à présent, les tribunaux et la jurisprudence imposaient des seuils et des critères très élevés pour établir la discrimination, ce qui rendait la preuve difficile.
La Directive impose-t-elle un délai de mise en conformité des salaires ?
Le texte ne part pas du postulat qu’il y aura nécessairement un nivellement vers le haut. Il s’assure avant tout que les employeurs ne rémunèrent pas différemment les hommes et les femmes qui font le même travail ou un travail de valeur égale. Si la communication publique de l’employeur fait apparaître un écart salarial d’au moins 5%, l’employeur aura six mois pour y remédier.
Et s’il n’y remédie pas dans les temps, il devra effectuer avec la délégation une évaluation conjointe des rémunérations concernées, pour mettre fin aux inégalités.
C’est pour cela que nous conseillons aux employeurs, de ne pas traîner. Car six mois, c’est extrêmement court. L’exercice consistant à retrouver les informations, les traiter, justifier l’éventuel écart – tout ceci prend beaucoup plus que six mois en général.
La loi nationale issue de la Directive européenne aura-t-elle un effet rétroactif ?
Normalement non. Mais comme l’égalité entre hommes et femmes et l’interdiction de discrimination salariale à travail égal existe déjà en droit du travail, la communication des employeurs sur les salaires donnera un peu plus de substance à ces dispositions existantes.
Et la personne lésée pourra déjà intenter une action contre son employeur à partir du jour où elle remarque qu’elle est moins bien payée.
Il faut cependant savoir que les actions en justice sur le salaire sont prescrites après trois ans. Si avec ces obligations de transparence et de communication, la Directive donne aux salariées tous les moyens il y aura donc potentiellement des actions en recouvrement.
Quels seront selon vous les plus grands défis de mise en conformité pour les entreprises ?
Le plus grand challenge pour les employeurs sera de rassembler les informations sur l’existant, d’identifier les critères qui ont servi à justifier les niveaux de rémunérations. Qu’est-ce-qui a motivé une rémunération plus élevée des salariés masculins au détriment de leurs collègues féminines, si tel est le cas ? Bien souvent la documentation n’existe pas à ce sujet.
Pour les salariés hors convention collective ou les secteurs n’en disposant pas, la justification par les employeurs sera beaucoup plus difficile à établir. Tout comme il sera difficile pour eux de procéder à la classification des jobs dans leur entreprise. Déterminer un travail identique reste facile.
Mais comment déterminer un travail de valeur égale ? Est-ce qu’un emploi salarié au service marketing a la même valeur que son homologue RH ? Il faut traiter ces sujets dès maintenant, pour éviter les ennuis après !