Alors que la version 2 du Fonds européen d’investissement à long terme (ELTIF) vient d’entrer en vigueur, de nombreux enjeux notamment de coûts, de compliance et d’éducation se posent. Aussi, Marc Meyers et Sebastiaan Hooghiemstra du cabinet juridique Loyens & Loeff estiment que « l’industrie aura encore besoin d’un certain nombre d’années pour devenir plus mature et se donner les bons outils afin d’être à la hauteur des exigences et défis futurs » voulus en la matière par le législateur européen.
En 2015, la Commission européenne adoptait le Fonds européen d’investissement à long terme (European long-term investment fund, ELTIF), un régime paneuropéen de fonds d’investissement alternatifs (FIA) à long terme, conçu pour être proposé aux investisseurs particuliers et professionnels à travers l’Europe. En janvier 2024, la version 2 du texte entrait en vigueur.
Marc Meyers (Associé, Head of Investment Management, co-Managing Partner) et Sebastiaan Hooghiemstra (Senior Associate au sein du département Investment Management), deux experts du cabinet juridique luxembourgeois Loyens & Loeff, reviennent sur les enjeux et les impacts du nouveau dispositif sur les acteurs et sur la chaîne de valeur des fonds.
Messieurs, quelles sont les opportunités d’ELTIF 2.0 pour les gestionnaires d’actifs ?
Nous pensons qu’ELTIF dans sa forme révisée (ELTIF 2.0) offrira de nouvelles opportunités aux gestionnaires de fonds alternatifs dans le contexte d’une commercialisation, sur base d’un passeport européen, auprès d’investisseurs de détail ou de type banque privée.
En particulier le fait que sous ELTIF 2.0 il sera possible pour un ELTIF d’investir dans d’autres fonds d’investissements alternatifs européens contribuera à un plus grand succès du nouveau régime. Ceci permettra à d’importants gestionnaires qui ont lancés des fonds d’investissements alternatifs avec, le cas échéant, de multiples stratégies (capital-investissement, infrastructure, immobilier, dette privée, etc.) et avec des capitaux levés auprès d’investisseurs professionnels ou institutionnels, de donner indirectement accès à des investisseurs de détail ou de type banque privée à ce pool diversifié de fonds sous-jacents.
« ELTIF 2.0 et le phénomène de la « démocratisation » des fonds d’investissements alternatifs instaure un changement complet d’état d’esprit […] »
Si les clients privés ou individuels peuvent désormais accéder plus facilement à ces produits alternatifs, qu’est-ce qui changera alors pour eux et pour les banques en termes de processus KYC ?
La grande différence est que jusqu’à présent, ces fonds alternatifs n’étaient accessibles qu’à des investisseurs dits professionnels ou institutionnels, y compris des établissements de crédit, entreprises d’investissement, des compagnies d’assurance, des fonds de pension ou des fonds souverains.
Dans ce contexte, comme la plupart des gestionnaires sont en contact direct avec leurs investisseurs, qu’ils connaissent bien, vu qu’ils les accompagnent souvent dans leurs lancements successifs de nouveaux fonds, le processus de KYC n’a pas donné lieu à trop de complications et a généralement pu être géré en interne.
Aujourd’hui, ELTIF 2.0 change complètement la donne dans la mesure où les gestionnaires d’actifs ne distribuent pas forcément eux-mêmes leurs produits ELTIF aux investisseurs finaux. Généralement, ils font appel à des distributeurs, qu’il s’agisse de banques privées ou de plateformes numériques de distribution.
Nous nous trouvons donc face à un défi de taille : à savoir que même si les gestionnaires d’actifs ne veulent ou ne peuvent pas opérer les processus KYC, car le volume de travail est trop élevé considérant le nombre potentiel d’investisseurs de détail concernés, ils restent néanmoins responsables en dernier ressort du respect des règles KYC. Ils doivent donc s’assurer que le professionnel auquel ils recourent applique correctement les normes et les règles luxembourgeoises.
Aussi, la digitalisation offrira une grande opportunité en matière d’intermédiation numérique. L’utilisation de nouvelles technologies facilitera en effet la collecte centralisée de la documentation KYC, qui pourrait être ensuite partagée à tous les acteurs impliqués dans la chaîne de valeur du fonds.
Il est à prévoir qu’ELTIF 2.0 générera davantage de coûts, en termes de conformité AML, de contrôle et de distribution. La digitalisation sera donc nécessaire pour accélérer sa mise en œuvre et maintenir l’avantage concurrentiel de la Place financière luxembourgeoise dans ce segment. Le Luxembourg dispose en effet d’une expérience reconnue en termes d’intermédiation et de distribution d’OPCVM ; un atout sur lequel il pourrait capitaliser dans le domaine ELTIF.
La mise en place d’ELTIF 2.0 comprend toutefois de nombreux enjeux : coûts, maturité des acteurs et du produit, protection des consommateurs… Comment l’industrie relèvera-t-elle ces défis ?
Nous pensons effectivement que tous les enjeux que vous citez existent bel et bien. Ils posent la question de l’accessibilité aux produits d’investissement. Il est intéressant de noter que la protection du consommateur et l’accessibilité vont souvent de pair.
Nous voyons actuellement de plus en plus de grands gestionnaires de fonds qui souhaitent développer des produits ELTIF 2.0 à destination d’investisseurs moins avertis. Ces derniers ont cependant besoin d’être protégés et éduqués. La grande question est de savoir qui se chargera de les éduquer : les banques ou les autres intermédiaires qui distribuent les produits ? Ou bien leurs propres conseillers ? C’est encore une grande question, mais c’est aussi le devoir de tous les intermédiaires d’être transparents et d’éduquer leurs investisseurs.
Nous pensons que ces produits restent à ce jour encore trop complexes pour que les investisseurs particuliers puissent véritablement les comprendre ainsi que les risques y afférents. De ce fait, augmenter le niveau de sophistication de ces investisseurs, reste, de notre point de vue, le plus grand défi aujourd’hui.
Concernant la question du coût : aujourd’hui nous entrons aussi dans une phase de transition. Au cours de la dernière décennie, les taux d’intérêt ont évolué à des niveaux historiquement très bas. Par conséquent, les gestionnaires d’actifs ont lancé beaucoup de fonds, y compris des structures très complexes et très coûteuses à mettre en place et à maintenir. Jusqu’à présent, les coûts le cas échéant élevés étaient acceptés, car les taux d’intérêt étaient bas et les rendements attractifs néanmoins assurés. Comme les taux d’intérêts augmentent, les gestionnaires d’actifs doivent donc revoir les coûts structurels de leurs fonds, afin de continuer à offrir un certain rendement aux investisseurs. C’est une tendance que nous observons aujourd’hui et qui se poursuivra à l’avenir.
Concernant la maturité des produits : actuellement, les montants collectés par les gestionnaires de fonds alternatifs auprès des investisseurs particuliers (que ce soient les investisseurs de détail ou ceux de type banque privée) sont toujours insignifiants par rapport aux sommes typiquement collectées auprès des investisseurs professionnels ou institutionnels. Il faut savoir qu’ELTIF 2.0 et le phénomène de la « démocratisation » des fonds d’investissements alternatifs instaure un changement complet d’état d’esprit, qui mettra du temps à se mettre en place. Dès lors, certains gros gestionnaires d’actifs européens estiment qu’il leur faudra 5 à 10 ans pour que leurs fonds dédiés à ce type d’investisseur atteignent la même taille en tant qu’actifs sous gestion que les leurs fonds typiquement dédiés aux investisseurs professionnels ou institutionnels.
La question de la maturité des acteurs se pose également : il est nécessaire d’avoir des experts disposant d’une bonne formation, d’avoir des intermédiaires avec les bons outils numériques pour intégrer un grand nombre d’investisseurs et la charge administrative liée à ces fonds.
Nous pensons donc que l’industrie aura encore besoin d’un certain nombre d’années pour devenir plus mature et se donner les bons outils afin d’être à la hauteur des exigences et défis futurs en la matière.